Ils refirent les étapes qu’elle avait déjà parcourues, traversèrent la Vilaine, et s’engagèrent sur la route de Nantes. Dans les villages — il faut bien vivre, et la jeune fille n’acceptait l’assistance de personne — le cirque Dorothée donnait des représentations. Nouvelle cause d’ébahissement pour les trois étrangers. Dorothée faisait la parade, Dorothée sur la Pie-Borgne, Dorothée sur la corde raide, Dorothée apostrophant le public, que de scènes savoureuses et pittoresques !
Ils couchèrent deux nuits à Nantes où Dorothée désirait voir Me Delarue. Tout à fait remis de ses émotions, le notaire lui fit bon accueil, lui présenta sa famille et la retint à déjeuner.
Enfin le dernier jour du mois, partis de grand matin, ils atteignirent le Manoir-aux-Buttes dans le milieu de l’après-midi. Dorothée laissa la roulotte devant le portail avec les garçons et entra, accompagnée des trois jeunes gens. La cour lui sembla vide. Le personnel de la maison devait être employé aux champs. Mais, par les fenêtres ouvertes du Manoir, on entendit le bruit d’une discussion violente.
Ils approchèrent.
Une voix d’homme hargneuse et vulgaire, qui était, Dorothée la reconnut, la voix du sieur Voirin, l’usurier, scandait, rageusement, appuyée par des coups de poing sur la table :
— Il faut payer, monsieur Raoul, voici le contrat de vente, signé de votre grand-père. À cinq heures, le 31 juillet 1921, trois cent mille francs en billets de banque ou en titres sur l’État. Sinon, le Manoir est à moi. Il est quatre heures quarante-cinq. Où est l’argent ?
Dorothée entendit ensuite la voix de Raoul, puis la voix du comte Octave de Chagny qui offrait des arrangements.
— Pas d’arrangements, proféra l’usurier. Des billets de banque. Il est quatre heures quarante-huit.
Archibald Webster saisit Dorothée par la manche et murmura :
— Raoul… c’est un de nos cousins ?
— Oui.
— Et l’autre ?
— Un usurier.
— Offrez-lui un chèque.
— Il ne voudra pas.
— Pourquoi ?
— Il veut le Manoir.
— Enfin quoi, nous n’allons pourtant pas laisser commettre une pareille chose ?
Dorothée lui dit :
— Vous êtes un brave garçon, et je vous remercie. Mais croyez-vous que ce soit par hasard que nous soyons ici le 31 juillet à quatre heures cinquante minutes ?
Elle se dirigea vers le perron, monta les marches, et, ayant traversé le vestibule, entra dans la salle. Deux cris répondirent à son apparition. Raoul s’était levé, très pâle, Mme de Chagny accourait.
Elle les arrêta d’un geste.
Devant la table, le sieur Voirin, flanqué de deux amis qu’il avait amenés comme témoins, ses papiers et des actes étalés sur une serviette de cuir, tenait sa montre à la main.
— Cinq heures, dit-il, d’un ton victorieux.
Dorothée rectifia :
— Cinq heures à votre montre, peut-être, mais regardez l’horloge. Nous avons encore trois minutes.
— Et après ? fit l’usurier.
— Eh bien, trois minutes, c’est plus qu’il n’en faut pour régler cette petite facture et vous mettre à la porte.
Elle entrouvrit la pèlerine de voyage qu’elle portait, et, d’une des poches intérieures, tira une vaste enveloppe jaune qu’elle déchira et d’où elle sortit une liasse de billets de mille francs, et un paquet de titres.
— Comptez, monsieur… Non, pas ici. Ce serait un peu long, et nous avons hâte d’être seuls. Dehors.
Doucement, d’un geste continu, elle le poussa vers la cour, ainsi que les deux témoins.
— Excusez-moi, cher monsieur, mais nous sommes en famille… des cousins que nous n’avons pas vus depuis deux cents ans… et nous avons hâte d’être seuls… Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas ? Ah ! à propos, vous enverrez le reçu à M. Davernoie. Au revoir, messieurs… Tenez, voici cinq heures qui sonnent à l’horloge… Au revoir. Tous mes compliments.
Maurice Leblanc - Dorothée danseuse de corde
Bien, voilà trois passages très intéressants. Pour commencer, arrêtons-nous un instant sur les dates...